Dissimuler à la vue du public une œuvre dérangeante, est-ce la détruire ? L’affaire Kerson v. Vermont Law School

La Cour fédérale de district pour le district du Vermont a rendu le 20 octobre 2021 un jugement (Samuel Kerson v. Vermont Law School) intéressant la « censure » d’une oeuvre graphique dérangeante. Faute de pouvoir invoquer le Premier Amendement de la Constitution (lequel est souvent convoqué pour des affaires de retraits de subventions publiques à des expositions d’oeuvres politiquement et moralement controversées), l’artiste se plaignait de ce que la dissimulation de son oeuvre à la vue du public en était une destruction au sens de la loi fédérale sur les droits des artistes visuels, le Visual Artists Rights Act (VARA). Tel ne fut pas la conclusion du juge Geoffrey W. Crawford, statuant en juge unique pour la Cour fédérale.

En 1993, l’artiste Samuel Kerson a peint deux grandes peintures murales sur les murs du Chase Hall à la Vermont Law School. Ces peintures murales(*), dénommées The Underground Railroad, Vermont and the Fugitive Slave, « dépeignent les méfaits de l’esclavage et les efforts des abolitionnistes et des habitants du Vermont pour aider les esclaves cherchant la liberté sur le chemin de fer clandestin. L’œuvre consiste en deux panneaux, chacun de 8 pieds sur 24 pieds, peints à l’acrylique directement sur le mur de feuilles de métal. Le premier panneau est intitulé Slavery. Il représente la capture violente de personnes en Afrique, leur vente forcée lors d’une vente aux enchères d’esclaves aux États-Unis, la brutalité du travail des esclaves et une insurrection d’esclaves. Le deuxième panneau est intitulé Liberation. Il représente les abolitionnistes John Brown, Frederick Douglass et Harriet Beecher Stowe, Harriet Tubman arrivant dans le Vermont, des habitants de South Royalton abritant des esclaves réfugiés et des Vermontais aidant des esclaves en fuite à se rendre à la frontière canadienne. »

Récriminations estudiantines contre les œuvres

La Vermont Law School a reçu des plaintes d’étudiants exprimant leur malaise face aux peintures murales. Les étudiants ont mis en cause des représentations caricaturales, presque animales, de personnes africaines réduites en esclavage. Suite à des plaintes en 2013 et 2014, la Vermont Law School a apposé des plaques sur le mur à côté des œuvres d’art « expliquant le but de la peinture murale et son intention de dépeindre l’histoire honteuse de l’esclavage ainsi que le rôle du Vermont dans le chemin de fer clandestin ». Après la mort de George Floyd au début de l’année 2020, la doyenne de la faculté a conclu qu’elle « ne pouvait plus inciter les étudiants à ignorer ce que la présence de la peinture murale disait de l’atmosphère à la Vermont Law School pour les étudiants de couleur ». Elle a contacté le président de la Vermont Law School, Thomas McHenry, pour lui dire qu’elle pensait que la peinture murale devait être enlevée, et le président McHenry a accepté. Leur décision a coïncidé avec une pétition d’étudiants demandant l’enlèvement des peintures murales. Le 5 août 2020, le président McHenry a envoyé à Samuel Kerson une lettre l’informant de l’intention de l’école de retirer ou de couvrir les peintures murales de façon permanente. Le président McHenry a donné à Samuel Kerson la possibilité de retirer lui-même les peintures murales et lui a proposé de lui en rendre la pleine propriété. La réaction du public à la décision de la Vermont Law School a été mitigée. En décembre 2020, une pétition d’étudiants cherchant à stopper la destruction des peintures murales a circulé et a été remise au président McHenry.

Invocation du Visual Artists Rights Act (VARA) par l’artiste

La loi fédérale sur les droits des artistes visuels (VARA) contient des dispositions protégeant le « droit à l’intégrité de l’artiste ». Ce droit limite ce qu’un propriétaire ultérieur peut faire à une œuvre d’art. Il protège également les œuvres de valeur contre la destruction. Ainsi, ce droit interdit « toute déformation, mutilation ou autre modification intentionnelle » de l’œuvre d’un artiste qui serait « préjudiciable à son honneur ou à sa réputation, ainsi que toute déformation, mutilation ou autre modification intentionnelle de cette œuvre ». Il interdit également « toute destruction d’une œuvre d’importance reconnue, et toute destruction intentionnelle ou intentionnelle ou par négligence grave de cette œuvre ».

Samuel Kerson a intenté une action en justice contre la Vermont Law School en vertu de la loi fédérale sur les droits des artistes visuels, en vue d’interdire de manière permanente à la Vermont Law School de dissimuler deux peintures murales qu’il a faites sur les murs du Jonathan B. Chase Community Center de la Vermont Law School. Le 10 mars 2021, le tribunal a rejeté la demande d’injonction préliminaire de Samuel Kerson. Le tribunal a jugé que le texte du VARA ne protège pas contre la dissimulation ou le retrait de l’exposition d’œuvres d’art et a conclu que le demandeur avait peu de chances de l’emporter sur le fond. Le tribunal a converti la demande de rejet de la Vermont Law School en une demande de jugement sommaire et a demandé aux parties de soumettre des documents supplémentaires. A l’appui de sa requête convertie en jugement sommaire, la Vermont Law School répète l’argument qu’elle a avancé contre une injonction préliminaire : que le texte du VARA n’interdit pas la dissimulation permanente d’une œuvre d’art. Elle soutient en outre que le moyen par lequel elle a l’intention de dissimuler les peintures murales - l’installation permanente d’un cadre en bois recouvert de panneaux acoustiques - n’entraînera pas une modification, une mutilation, une distorsion ou une destruction de la peinture murale en violation du VARA.

Samuel Kerson avançait deux arguments en faveur du rejet par la cour fédérale de la requête de la Vermont Law School pour un jugement sommaire, l’un juridique et l’autre factuel. Premièrement, il soutient que le VARA interdit à la Vermont Law School « d’installer une barrière permanente de panneaux acoustiques dissimulant et enterrant les peintures murales » parce que la conduite de la Vermont Law School équivaudrait à une modification ou une destruction de l’œuvre d’art en violation du droit d’intégrité de l’artiste. Deuxièmement, il soutient que le dossier factuel concernant les dommages potentiels futurs aux peintures murales causés par des changements environnementaux de température ou de qualité de l’air est insuffisant pour permettre une décision sur un jugement sommaire.

La dissimulation d’une œuvre d’art est-elle une « modification » proscrite par le VARA ?

Samuel Kerson soutenait que « le recouvrement permanent des peintures murales, en soi, déforme, mutile, ou modifie autrement l’œuvre ». La Vermont Law School objectait que « permettre à une œuvre [qui ne peut pas être enlevée] d’être couverte est compatible avec les termes du VARA et l’intention de l’exception de présentation ». La Vermont Law School considérait que la dissimulation est différente de la modification ou de la destruction et qu’un artiste n’a pas le droit en vertu du VARA d’empêcher un propriétaire de « couvrir son œuvre et de la soustraire à la vue » tant que l’œuvre reste intacte.

« La vraie question devant le tribunal, écrit la cour, est de savoir si le mot "modification" a quelque chose de particulier qui invite à une définition plus large qui inclut la dissimulation de l’œuvre d’art derrière un mur fixe ». A la faveur d’une exploitation des dictionnaires et d’une convocation des méthodes d’interprétation des textes juridiques, la Cour conclut que « modifier se réfère à des changements et des ajustements à petite échelle. Aucune définition du mot "modifier" dans le dictionnaire et aucune utilisation conventionnelle du mot n’inclut la "dissimulation" comme synonyme ». Au demeurant, ajoute-t-elle, limiter la définition de la « modification » aux changements apportés à l’œuvre d’art elle-même est conforme à une autre disposition du VARA qui exclut les modifications qui sont le résultat de la conservation ou de la présentation au public, y compris l’éclairage et l’emplacement. Or, les décisions concernant l’exposition et la conservation, essentiellement la manipulation de l’œuvre d’art par son propriétaire au cours des années suivant l’acquisition, ne sont pas des « modifications » qui donnent lieu à des droits en vertu du VARA.

Les dommages causés par les conditions environnementales constituent-ils une modification ?

Samuel Kerson soutenait que les peintures murales peuvent être considérées comme modifiées aux fins du VARA en raison des conditions environnementales nuisibles créées par le mur de panneaux acoustiques. Bien que le mur ne doive pas toucher les peintures murales, l’espace entre le mur de panneaux et les œuvres est étroit et la circulation de l’air serait limitée. Samuel Kerson a fourni les avis de trois experts qui ont déclaré à la cour que, bien qu’ils ne puissent pas identifier le moment ou le mécanisme de causalité, les dommages aux peintures murales étaient susceptibles de se produire au fil du temps : développement de moisissures, émission par les adhésifs utilisés dans les panneaux acoustiques de gaz nocifs, torsions des panneaux.

Le VARA, conclut la Cour, est explicite en excluant les changements environnementaux des modifications qu’un artiste peut chercher à empêcher. Il dit précisément que « [l]a modification d’une œuvre d’art visuel qui résulte du passage du temps ou de la nature intrinsèque des matériaux n’est pas une déformation, mutilation ou autre modification (…) ». Le VARA exclut toutes les modifications qui se produisent au fil du temps, même celles qui sont causées par une négligence grave en matière de conservation.

La dissimulation est-elle une forme de destruction de l’œuvre ?

La question de la « destruction » est plus facile, fait valoir la Cour. Les parties convenaient de ce que les peintures murales litigieuses sont des œuvres « d’envergure reconnue » et sont par conséquent protégées contre la destruction intentionnelle ou par négligence grave comme le fait de peindre par-dessus les peintures murales ou d’abattre les plaques de plâtre.

Considérant le sens conventionnel du mot « destruction », la Cour fait valoir qu’il signifie « mettre fin à quelque chose par la force ou la violence. Contrairement à une modification, elle n’est pas progressive et elle est souvent soudaine. Sa caractéristique la plus convaincante est la complétude relative du changement opéré sur son objet (…) ». Or, dans le contexte du VARA, la destruction d’une œuvre d’art est définie comme étant le fait de démolir ou d’endommager une œuvre d’art. « Aux fins du VARA, écrit la Cour, cacher les peintures murales derrière un mur de panneaux acoustiques est la même chose que de retirer une peinture d’une galerie et de l’entreposer hors de la vue du public. Dans un cas comme dans l’autre, l’art n’a pas été « détruit » ».

Restait à la Cour à dire si cette dissimulation combinée au dommage environnemental susceptible d’affecter de ce fait l’œuvre ne constitue pas une « destruction ». Or la Cour considère qu’aucun des experts de Samuel Kerson « n’est en mesure de fournir des prédictions spécifiques sur le moment ou la façon dont ils croient que le préjudice se produira. Ils soulèvent plutôt des questions sur les conditions potentielles telles que l’humidité élevée ou les gaz acides qui peuvent se développer ». Ces avis ne démontrent pas qu’une certaine forme de dégradation des peintures murales est plus probable qu’improbable, ils ne prouvent pas que l’érection du mur aura un effet environnemental négatif assimilable à une destruction.

(*) Les images ici reproduites (Fair Use) sont des des représentations partielles des oeuvres litigieuses.

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