La criminalisation du rap par les procureurs. Une méconnaissance scélérate de la création et de la relation entre un chanteur et son public (The New Yorker).

Briana Younger, "The Contentious Use of Rap Lyrics as Evidence", The New Yorker, 20 septembre 2019*.

Cette semaine, devant un tribunal de district de New York, l’un des personnages les moins sympathiques de la musique, le rappeur de Brooklyn Tekashi 6ix9ine, a témoigné contre des membres présumés des Nine Trey Gangsta Bloods, le gang auquel il s’était associé. Le rappeur, dont le vrai nom est Daniel Hernandez, est devenu un témoin vedette, soulignant les membres de gangs apparaissant dans ses vidéoclips, expliquant les signes des gangs et détaillant la hiérarchie de Nine Trey et ses présumés dirigeants. À un moment donné, les procureurs lui ont demandé quelles étaient les paroles de sa chanson à succès « GUMMO » et si ces paroles incluaient des menaces contre des rivaux. « C’est une chanson destinée à quelqu’un avec qui je ne m’entendais pas », a déclaré le rappeur. « Je ne sais pas. Je pensais alors que c’était cool ».

C’est un récit édifiant. Les singeries extravagantes de 6ix9ine ont propulsé sa musique dans les charts, mais il pensait qu’il avait besoin de l’influence de la rue. Ses efforts pour échapper à un faux pas du hip-hop - être un poseur - le firent tomber dans un autre : le mouchardage. Et, ce faisant, il devait confirmer ce que beaucoup avaient déjà compris : rien sur son personnage ni sur ses paroles n’était authentique, ce qui permettait de mieux comprendre le décalage entre l’optique de la musique hip-hop et la réalité. Le journaliste indépendant Matthew Russell Lee a déclaré sur Twitter que 6ix9ine affirme qu’il n’avait jamais été initié au sein du gang, mais qu’il disposait d’un arrangement lui permettant de « continuer à produire des succès et à apporter un soutien financier », et en retour il avait droit à une carrière, à une crédibilité, à une protection, et tout le tintouin.

La confession extraordinaire de 6ix9ine fait suite à plusieurs procès impliquant des rappeurs de renom, tels que ceux du rappeur texan Tay-K, du rappeur floridien YNW Melly et du rappeur californien Drakeo the Ruler, où des vidéos et des paroles de rap ont été présentées à l’audience. Andrea Dennis, professeur à la faculté de droit de l’Université de Géorgie et co-auteur du livre à paraître Rap on Trial : Race, Lyrics, and Guilt in America (Le Rap à la barre : race, paroles et culpabilité en Amérique,) a décrit la façon dont les autorités policières et les parquets assimilent à des armes les paroles du rap afin de pouvoir faire condamner et incarcérer des rappeurs, une démarche légale qui n’est opposée qu’au hip-hop. « J’ai fait de nombreuses recherches et il en ressort que le rap est la seule forme d’art fictif traitée de cette façon », a-t-elle déclaré. « Aucun autre genre musical et aucun autre art ne sont traités de la même manière ou dans la même mesure ».

En avril 2017, le rappeur Tay-K était en résidence surveillée au Texas, en attente de son procès, pour meurtre qualifié après son implication dans un vol qualifié commis en 2016, qui a coûté la vie à une personne. Il a coupé son bracelet électronique et s’est enfui de l’État, évitant les autorités pendant trois mois. Il a été arrêté dans le New Jersey en juin et traduit en justice en juillet. La musique du rappeur, en particulier son single The Race - qui, comme son titre l’indique, a été construite autour de son statut de fugitif (et de certains discours sur la merde clichés) - n’était pas vraiment nécessaire comme preuve dans la salle d’audience. Bien qu’il ait plaidé non coupable de l’ accusation de meurtre, Tay-K et ses co-accusés avaient déjà conclu avec le procureur des accords confirmant son rôle dans le vol. Néanmoins, lors de la détermination de la peine, les procureurs ont introduit la vidéo et les paroles de « The Race », ainsi que la couverture de son EP, #LivingLikeLarry, qui représente le rappeur alors âgé de seize ans tenant un fusil. Le but, semble-t-il, était de déshumaniser le rappeur aux yeux d’un jury, en utilisant sa musique.

Andrea Dennis affirme que les paroles de rap sont souvent utilisées dans un procès parce que « les procureurs affirment souvent que les paroles sont des aveux du défendeur ou des preuves circonstancielles du défendeur, par exemple une preuve d’intention, des connaissances, des capacités, des motivations », a-t-elle déclaré. Elle ajoute que les procureurs utilisaient ensuite les paroles lors de la condamnation pour présenter les rappeurs comme un danger pour leurs communautés.

Le cas de YNW Melly pourrait reposer sur cette fallacieuse tendance. Son avocat soutient que son poignant single « Murder on My Mind » de sera probablement versé au dossier comme preuve de son rôle présumé dans la mort par balle de deux de ses associés, en octobre 2018. (Melly a plaidé non coupable des deux chefs d’accusation de meurtre. Il risque la peine de mort). Peu importe que la chanson soit sortie un an et demi avant les tueries. Certes, la musique d’un rappeur tel que Melly est formatée par ses supposées actions : son audition et son plaisir se modifient lorsque le sentiment d’intrigue est remplacé par le poids inconfortable d’un mauvais comportement potentiel dans la vie réelle. Mais c’est autre chose de suggérer que ces chansons constituent la preuve de ce mauvais comportement.

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* Sujet déjà abordé sur cette page par l’Observatoire.

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