Dans une élection comme celle qui va avoir lieu en octobre 2025 au Cameroun, les sortants ont un avantage considérable au regard de la conduite des affaires publiques : leur familiarité avec la marche concrète des affaires, à commencer par exemple par le pilotage au quotidien du refinancement de la dette publique et de la couverture des besoins budgétaires de l’État. Cette familiarité des ministres et des hauts fonctionnaires avec les aspects concrets des dossiers caractérise encore les réunions interministérielles, les réunions des ministres avec leur cabinet et/ou leurs directeurs d’administration centrale. Lesquelles réunions sont les lieux et les moments privilégiés d’évaluation, si possible rationnelle, des choix envisageables, compte tenu de leurs implications concurrentes.
L’État, ce ne sont jamais que des administrations, qui font en principe descendre les décisions dans la société et remonter des informations vers le pouvoir exécutif. À charge pour les assemblées délibérantes de légitimer les choix arrêtés par les exécutifs, principalement à partir de l’« expertise » de leurs administrations. Il n’y a aucun pays au monde qui fonctionne autrement. La différence entre les démocraties et les autres est que, d’une part, la fonction légitimatrice des assemblées délibérantes n’est pas purement formelle en démocratie et que, d’autre part, les sortants y ont l’obligation de rendre compte de leur bilan et d’assumer, le cas échéant, la défiance ou le rejet des électeurs par la défaite électorale.
L’atavisme administratif et bureaucratique de l’État contemporain a pour inconvénient de rendre particulièrement routiniers les gouvernements longtemps en place. En effet, il est extrêmement difficile à des gouvernants qui pensent que ce qu’ils font est bien et/ou juste et/ou efficace et qui ont quotidiennement les mains dans le cambouis, d’être particulièrement innovants ou réformateurs, en tout cas de changer radicalement leur braquet. Aussi, le principal avantage des alternances politiques en démocratie est-il de corriger le puissant conservatisme politique inhérent à l’« État administratif », à l’importance des « technocrates » et des routines politico-administratives.
L’effectivité de cet avantage théorique des alternances, et plus encore des transitions politiques, dans la régénération d’un État et d’une société dépend spécialement du niveau d’articulation par l’opposition aspirant à (bien) gouverner entre l’expertise et ses idéaux politiques.

Cette expertise – qui demande beaucoup de travail et d’organisation – ne permet pas aux opposants d’avoir la familiarité avec la marche concrète des affaires qu’ont les sortants, mais de s’en approcher le plus possible. Cela évite aux opposants, une fois au pouvoir, de prendre des décisions funestes ou catastrophiques (spécialement pour les comptes publics), de perdre un temps interminable à rédiger des textes de lois, des décrets, des circulaires – cette compétence légistique ne s’improvise pas et n’est pas à la portée du premier venu. Ce sont ces considérations que les spécialistes des savoirs de gouvernement essaient de traduire en disant que toute nouvelle majorité n’a que cent jours pour échouer ou réussir, en tout cas pour mettre en œuvre les éléments les plus fondamentaux ou les plus novateurs de son programme.
Ces considérations d’intelligibilité et d’opérabilité de tout changement de système de gouvernement et même simplement d’une alternance de politiques publiques font qu’un programme politique digne de ce nom doit avoir un certain nombre de propriétés intellectuelles, à commencer par celle de permettre de tracer la genèse intellectuelle de chaque proposition ainsi que l’expertise à la faveur de laquelle l’opérabilité de la proposition a été évaluée. Tel est le matériau de base des nouveaux cabinets ministériels et des nouveaux directeurs d’administration centrale, le gouvernail intellectuel de leur mise en musique d’un nouveau régime et/ou de nouvelles politiques publiques. Pour chaque proposition, on voudrait avoir des cartons entiers de documentation sur sa genèse, ses évolutions, sur les échanges entre des chercheurs ou universitaires et des hauts fonctionnaires, voire des esquisses de projets de loi et de décrets.
Moins ce matériau généalogique, expertal ou proto-expertal existe, plus le changement de régime ou l’alternance a des chances d’être cahoteuse, chaotique ou faite d’amateurisme et d’expérimentations hasardeuses. Rationnellement, ne devrait être aléatoire que la partie économique d’un programme politique de gouvernement puisque sa mise en œuvre est toujours tributaire du contexte économique fluctuant (avec ses cycles de croissance et de récession), des crises financières et des chocs géopolitiques (guerres, tensions diplomatiques, sanctions économiques), de l’inflation imprévisible, de l’évolution des déficits publics, de la mondialisation et de l’interdépendance des économies qui soumettent les États aux fluctuations des marchés, aux variations monétaires et aux décisions d’investisseurs étrangers, les pressions des créanciers (agences de notation, taux d’intérêt sur la dette publique).
Au Cameroun, à l’heure actuelle, une fois qu’on a surmonté la gageure de trouver les proto-programmes des partis politiques – le cas échéant après s’être fait répondre invraisemblablement que « le programme de 2025 sera celui de 2018 » ! – il est impossible de tracer la maturation intellectuelle et idéologique des propositions contenues dans ces documents, au risque particulier pour les présidents des partis de l’opposition de se voir reprocher une prétention d’omniscience. Il n’est pas davantage possible d’imaginer ce à quoi peuvent ressembler ces propositions en termes légistiques. Sachant que le Cameroun, avec de bonnes écoles de cadres publics et une importante élite formée au « savoir des docteurs en droit », est un pays assez avancé dans la juridicité et la fabrique de l’État.
Aussi, dans une note récente, j’ai cru pouvoir avancer des pistes intellectuelles et organisationnelles à destination des partis politiques au Cameroun en vue de l’élaboration de leurs programmes pour l’élection présidentielle. Je présume peut-être à tort que ce travail d’expertise éclairerait spécialement les partis d’opposition sur certains éléments de leurs programmes dont la condition sine qua non de possibilité est… la dictature (1). Je voudrais plutôt m’arrêter sur le plus important des non-dits de l’opposition camerounaise.
En effet, ses différents candidats développent plus ou moins explicitement la thèse selon laquelle le système politique du Cameroun est proprement irréformable, dans la mesure spéciale où ce serait un suicide social pour tous ses rentiers, allocataires ou bénéficiaires de toutes sortes (politiques, fonctionnaires, magistrats, policiers, dirigeants d’entreprises publiques, chefs traditionnels, gens d’affaires, gens des médias publics…). Cette thèse a pour elle un ressort anthropologique : les acteurs, dominants ou non dans un système social stable, ont tendance à préférer sa pérennité, puisque, d’une part, ils savent ce qu’il leur apporte ou garantit et que, d’autre part, il est dans la nature des choses que l’être humain veuille maximiser ses plaisirs ou ses avantages et limiter ses souffrances ou ses peines.
La thèse selon laquelle le système politique du Cameroun est proprement irréformable induit une alternative politique en deux branches « pacifiques ». La première branche est le statu quo sous l’autorité d’un acteur du système actuel. Mais ce statu quo est condamné à être précaire, qu’il soit incarné par le président sortant ou par un successeur ne disposant pas de la même légitimité « magico-traditionnelle » que lui, pour parler comme le sociologue Max Weber. L’autre branche est donc un « changement ». Or, alors que cette perspective est définie par l’opposition comme une substitution d’un régime constitutionnel et d’un système politico-étatique à un autre, aucun des candidats à l’élection présidentielle camerounaise ne semble avoir la conscience (en tout cas aucun ne l’explicite) de ce qu’une telle substitution suppose une politique de lustration.
Cette expression savante désigne le processus par lequel un État ou un gouvernement élimine des institutions publiques les personnes associées à un ancien régime jugé gangrené, toxique, autoritaire, totalitaire, etc. La lustration désigne les mesures prises après la fin d’un tel régime afin d’empêcher certains de ses anciens acteurs, spécialement les décideurs et les exécutants les plus zélés et/ou les plus odieux, de continuer d’exercer des responsabilités publiques ou para-publiques. La lustration, vise à empêcher l’influence des acteurs majeurs et/ou décisifs de l’ancien régime en raison des pathologies imputés à la nature même ce régime. Elle n’a donc rien à voir avec une responsabilité pénale individuelle pour des fautes pénales imputables à des décideurs ou à des exécutants d’un régime déchu et elle est d’une nature différente du spoils system qui a historiquement consisté dans certaines démocraties, pour le camp vainqueur d’une élection, à attribuer les plus hauts postes de l’Administration à ses partisans, afin de s’assurer de ce que l’Administration ne fera pas une autre politique que celle voulue par les électeurs.
La lustration, qui a existé presque partout après des transitions politiques, est une question complexe pour trois raisons. En premier lieu, elle est réputée absolument nécessaire pour assainir les institutions. D’autre part, elle fait peur aux bénéficiaires du système en place et les radicalise, peu ou prou, consciemment ou inconsciemment, dans leur conservatisme. Cette peur peut d’autant plus être délétère que les familles ou les communautés d’appartenance des personnes menacées peuvent se l’approprier. Enfin, elle soulève d’épineuses questions éthiques et juridiques, aussi évite-t-elle rarement d’être assimilée par les bénéficiaires du régime et du système déchus à une « chasse aux sorcières » à raison de la violation des principes de justice individuelle et de réhabilitation.
L’opposition camerounaise est donc devant un dilemme. Si, comme elle le prétend, c’est un changement de régime qu’elle veut porter, elle est condamnée à pratiquer une politique de lustration si elle est victorieuse. Il lui faut donc développer une intelligence exceptionnelle de cette politique, ce qui demande de beaucoup l’étudier en amont, de beaucoup apprendre des erreurs des uns et des autres pour pouvoir faire, souvent à bref délai, les meilleurs arbitrages possibles ainsi que leur pédagogie. Le problème de l’opposition camerounaise est qu’elle peut juger préférable de laisser ce sujet dans l’ombre parce qu’il peut servir contre elle d’épouvantail politique. Dans cette mesure, je reconnais ne pas lui rendre service en publiant la présente note. Mais il me semble que c’est l’intérêt du Cameroun que son opposition s’interdise scrupuleusement toute improvisation, tout bricolage en la matière. Moins une transition politique et la lustration ont été bien réfléchis, dans une perspective démocratique et libérale, plus elles produisent des ressentiments extrêmement coûteux sur le plan politique et social.
Pascal Kouoh Mbongo
Mutations, 2 avril 2025.
(1) Je voudrai y revenir prochainement avec deux exemples : - le projet de création d’une "langue nationale" de M. le président Maurice Kamto (une idée "panafricaniste" des années... 1950 abandonnée partout après les indépendances et n’ayant pas moins effrayé... jusqu’à M. le président Ahidjo) ; - le fameux "fédéralisme communautaire" de M. l’honorable Cabral Libii.
22 mars 2025